lundi 14 mai 2007

Paradis terrestre ou paradis céleste...

"Le touriste sentimental se fabrique des images à l'avance ; elles croissent dans son esprit selon leur logique propre. Il se surprend à prêter à un site inconnu, jamais vu, telle forme ou apparence plutôt que telle autre. Celui-ci acquiert dans son esprit un certain aspect, une certaine coloration qui se révèlent souvent singulièrement éloignés de la réalité. Pour une raison quelconque, je m'étais représenté Saratoga enfoui dans une sorte d'élégante jungle végétale. J'imaginais une région parcourue d'allées forestières ombragées avec, ça et là, un hôtel à large terrasse miroitant de toutes ses vitres sur fond de clairières et de futaies mystérieuses. J'avais cruellement négligé les vulgaires réalités de l'existence - les boutiques, les trottoirs et les flâneurs, toute la machinerie complexe d'un lieu de villégiature. La faute m'en incombait tellement que je peux désormais affirmer sans trop d'amertume combien le Saratoga de mon expérience diffère, hélas, de mes représentations. J'avoue cependant avoir toujours considéré qu'en général celles-ci gagnent plus qu'elles ne perdent à se matérialiser. Il y a une indignité foncière dans l'indéterminé : on ne peut tenir compte de détail et d'épisodes que l'on n'a pas encore vus. Ils apportent davantage à l'imagination qu'ils ne reçoivent. J'admets donc en toute franchise que le Saratoga réel est un endroit beaucoup plus satisfaisant que le paysage élyséen par trop primitif que je m'étais construit. C'est bel et bien, je le répète, un lieu immensément différent."

(Henry James, Voyages en Amériques, Farrago, traduction de France Camus-Pichon et Carine Chichereau).

vendredi 6 avril 2007

Petite listes de petits riens

  • Les quatre livres de mon enfance :

Je doute d'en trouver quatre. Je n'étais pas un très grand lecteur (ça n'a pas changé) et, de surcroît, les frontière de mon enfance m'apparaissent floues (ma photo n'est pas encore en ligne mais, quand elle le sera, vous comprendrez ;) ).

Voici donc, sans plus attendre, ma petite sélection :

1) Encyclopédie : La faune, la flore.

Nulle trace sur le net et pourtant, ces nombreux volumes bruns clairs ont longtemps constitués mon principal viatique. N'ayant guère cotoyé les animaux pour causes d'allergies, c'est dans les livres que j'ai exploré leur univers à défaut de vraiment connaître leur monde.

2) Agatha Christie : Tome 1, 2, 3, et 4 de ses Oeuvres complètes au Masque.




Je ne lis pas tous les jours mais de manière compulsive. Par à-coups. Toujours rattraper le temps qu'on a laissé filer par paresse, voilà l'impératif qui s'impose à moi. Surmonter sa culpabilité, aussi. Au début du moins, car pour rentrer dans un livre, la nécessité impose de laisser la culpabilité derrière soi. Ce serait mentir que de prétendre y parvenir à tous les coups. Et pourtant, l'exercice, autrement, se dérobe. Vous ai-je dit que je lisais peu ?

Quoi qu'il en soit, il m'est arrivé, au CM1 ou au CM2, j'ai oublié (mon institutrice n'ayant pas changé d'une année sur l'autre - je la salue d'ailleurs affectueusement si elle est toujours vivante, ce que j'espère, un peu égoïstement) de lire ces livres. Les énigmes microscopiques, les enquêtes dénuée d'enjeu (en règle générale), les lieux confinés, l'atmosphère cosy, feutrée, rassurante, coupée, dans mon esprit d'enfant angoissé, des réalité collectives, politique et des grands changements de l'histoire (au rythme desquels les époques, à l'instar des individus, vivent et achèvent de mourir), tout ceci constituait un terrain de jeu à ma mesure.



3) Le Grand livre des animaux :

Un livre acheté il y a très longtemps en compagnie d'une amie de ma mère, ma troisième grand-mère (mais également la première), sous un beau soleil un jour de grande affluence. J'ignore presque tout de ce livre. D'ailleurs, dès qu'il est entré en ma possession, il m'a semblé provenir de nul part : la qualité du papier, assez mauvaise, les illustration, dessinées (loin des photos sur du papier glacée de mon encyclopédie favorite), ce buffle noir aux épaules puissantes en couverture, ces deux bandes rouges et noires qui la traversait de part en part, l'absence d'auteur et d'éditeur clairement identifiables... oui, j'en suis convaincu, ce livre n'a jamais existé que pour moi seul. Unique représentant de son espèce, inutile d'en chercher d'autres exemplaires. Vous aurez beau écumer les librairies, vous ferez chou blanc : ces livres s'achètent et se vendent à la sauvette, sous un grand soleil un jour de grande affluence, en compagnie de ma grand-mère exclusivement.


4) Le Seigneur des anneaux et le Silmarillion.

Lus en troisième au cours la pire année de ma vie. Je ne suis pas de taille à en parler pour le moment mais... je suis sûr que vous me comprenez. ;)



Etre complet exigerait qu'on parlât des livres de dinosaures qui ont parsemé mon enfance. Des monstres réels ! Quelle aubaine ! Sauf qu'aujourd'hui, mes dragons caparaçonnés ont été réduit à l'état de super-poulets mal emplumés par des savants peu désireux de respecter mes phantasmes d'enfants et les rêves auxquels ils donnèrent naissance. On a l'âge de ses articulations dit-on ; on a surtout les dinosaures de son enfance. Je plains la jeunesse actuelle.


Bien peu de romans finalement, je suis d'une génération qui a connu les premières consoles de jeux vidéo appelées à rencontrer un succès international qui ne s'est pas démenti depuis (je pense à la NES en particulier). Les sollicitations furent nombreuses et la lecture, longtemps, très longtemps, est passée au second plan. Ou plutôt, la lecture d'oeuvres de fiction : il me semble, rétrospectivement, que les jeux de rôles ont étanché cette soif d'histoires et d'univers imaginaires à laquelle les livres, jadis, apportait un remède.


  • Les quatre écrivains que je lirai et relirai encore :

Je ne suis pas du genre à relire. Il est si difficile de se concentrer pour rentrer dans un livre, et il y en a tant, que la perspective de ne pas avancer (vers quoi ? peu importe ; avancer) m'effraie. Je distinguerais cependant deux types de lectures auxquelles je pourrait céder malgré mes dénégations.

a) Des oeuvres monumentales : La Critique de la raison pure, de Kant, en est une. Inutile d'en parler ici sinon pour dire (ce qu'Holly sait déjà) que c'est avec cet ouvrage que je suis entré en philosophie.

b) Des oeuvres génératrices de plaisir. Avouons-le sans ambages, le plaisir, pour quiconque lit de la philosophie, n'est pas toujours au rendez-vous. Qu'importe, ce n'est pas non plus d'un critère déterminant pour qui entend juger de la valeur artistique d'un livre dont je parle ("et pourquoi pas" pensé-je en écrivant ces lignes). Cependant, qui n'a pas souvenance d'avoir été happé pas un roman, oubliant les souffrances de son corps immobilisé, plié, tout entier tendu vers un objectif si peu naturel ; oubliant également de prendre la mesure du temps qui passe, oubliant le monde extérieur ou, mieux encore, oubliant de s'en soucier, oubliant de l'oublier ? Parmi ces livres je range Le seigneur des anneaux et Harry Potter (dont j'étais, je dois dire, le premier contempteur), deux cycles ô combien dissemblables. Bien entendu, leur lecture fut une expérience mémorable en raison d'une conjonction de facteurs nullement appelée à jouer à nouveau leur partition de concert. D'où, vous l'aurez compris, mes hésitations.

Petit post-scriptum : si l'on inclut les romans graphiques alors The Watchmen d'Alan Moore et Dave Gibbons rentre, autant que faire se peut, dans cette catégorie.



  • Les quatre écrivains que je lirai et relirai encore :

Jane Austen. Pour l'analyse des caractères, la finesse, l'humour, l'enquête sur la morale, la réflexion sur le roman et la fiction...

D'autres ne manqueront pas d'apparaître au fil du temps (car, au cas où vous ne le sauriez pas, ceci est un billet évolutif ;) ), que j'ai déjà lu ou que je découvrirai au gré du hasard (objectif ?).


  • Les quatre livres que j’emmènerais sur une île déserte :
Aucun. J'entends ainsi conserver le souvenir de tous.


  • Les quatre premiers livres de ma liste à lire :
Rectification : à finir.

Cette catégorie justifie à elle seul le caractère de révisabilité propre à tous les billets de ce blog.


1) Fénelon, Les aventures de Télémaque.

2) Pierre Michon, L'empereur d'Occident.

3) Flann O'Brien, The Third Policeman (roman "posthume" de Brian O'Nolain. Tous ses éditeurs l'on refusé, à la suite de quoi l'écrivain, en lui s'est définitivement tu).

4) Alexandra David-Néel, Voyage d'une parisienne à Lhassa (le dessin animé Il était une fois les explorateurs a attiré mon attention sur cette femme extraordinaire).



  • Les quatre derniers mots d’un de mes livres préférés :

"(...); seul, le pire arrive." (Huysmans, A vau-l'eau).


jeudi 5 avril 2007

Addendum : Rhésus +

Il me souviens avoir également écrit ceci il y quelques temps. Je vous livre ces réflexions telles quelles :

Je reviens juste sur point qui me semble important après lecture des différentes recension de Rhésus, en m'arrêtant sur un passage de la critique que Nelly Kapriélan a consacré à ce roman (je suis allé faire un tour sur le site de POL et j'ai choisi celle-ci, j'aurais pu en prendre d'autres) :

"la réalité n'existe que dans le langage de chacun, soit dans la narration que chacun s'en fait, et on n'en perçoit donc à chaque fois qu'une infime partie. Et le roman de Marienské ne peut que s'exploser en autant de versions qu'il y a de personnages."

Je crois qu'en fait Rhésus va plus loin et c'est une de ses principales qualités (avec son humour). C'est en vain qu'on chercherait dans ce livre une quelconque confrontation des points de vue à l'instar de ce que W.Collins propose dans "The Moonstone", de laquelle naîtrait la vérité. En fait il y a des réalités. Mieux, cet éclatement n'épargne pas les personnages eux-mêmes : loin de conserver parfaitement intacte leur identité à mesure qu'ils livrent leur version des faits au fil de la narration, ils se déclinent eux-mêmes en de multiples "contreparties" (je reprend le terme du philosophe David Kaplan), toutes différentes, ne conservant en fin de compte qu'une part de cette qualité intangible que nous leur connaissions (entendons ici le mot "identité" au sens large : les tendances les actes et le caractère changent ; le passé et le présent des personnage - le contexte, en somme -, aussi). L'essentiel est précisément cette tension entre la nécessité de dérouler une trame cohérente pour former une histoire et les changements et révisions qu'impose chaque nouveau chapitre à ses prédécesseurs (dans une perspective autiste et sans appel : les réalités ne dialoguent pas les unes avec les autres, elles imposent leur évidence). A chaque pas accompli, les cartes sont ainsi redistribuées et l'on ne sait plus bien si l'on avance ou si l'on titube. Les deux sans doute !

A venir : liste de livre.

Je serais absent aujourd'hui pour cause de départ express pour l'étranger mais sitôt parti, sitôt revenu (train Corail oblige), j'entends honorer la promesse faite à Holly dès ce soir.

mardi 3 avril 2007

Tirant le Blanc de Joanot Martorell.

Bon, parlons de Tirant le Blanc. Il s'agit, vous l'aurez peut-être deviné, d'un grand roman de chevalerie et d'amour narrant les aventures de Tirant, un chevalier breton, de l'Angleterre à Constantinople en passant par la "Berbérie" (qu'il convertira au christianisme par son exemple de magnanimité !!!!)

Ne vous attendez pas à des récits de joutes et de tournois à n'en plus finir. On en trouve, certes, mais au début du livre seulement. L'essentiel de l'action se passe sur les champs de bataille où Tirant fait la démonstration de son courage, de sa maîtrise des armes (cela dit, ce n'est qu'un homme !) mais aussi - surtout ? - de son habileté. Car il y a de l'Ulysse chez cet homme-là, lui qui a recours à la ruse autant qu'à la force. Ce qui rend d'ailleurs complexe l'évaluation de ses actes aux yeux du lecteur moderne : l'Honneur, si souvent mis en avant dans ce contexte - et le roman n'échappe pas à la règle - ne commanderait-il point de ne pas user de stratagèmes ? C'est ce que pensent certains personnages (les méchants en l'occurrence ! ).

C'est d'ailleurs une des composantes du livre que d'opposer, ou d'associer, selon des modalités complexes que je serais bien en peine de retranscrire, des valeurs supposées antagonistes : honneur et habileté, hardiesse et savoir (au cours d'une fameuse joute verbale entre la Princesse et l'Impératrice de l'empire byzantin), amour divin et amour humain...

S'agissant de ce dernier point, je ne résiste pas à la tentation de partager avec vous une citation qui reflète bien, à mon sens, l'attachement du roman aux détails crus, son peu de réticence à parler du corps, des ébats amoureux, etc., le tout dans des termes dépourvus de la moindre ambiguïté ; ainsi, dans le même temps, qu'à la religion chrétienne : "Veuille Dieu te laisser satisfaire ton désir en ce monde en t'ouvrant les portes du paradis dans l'autre" dis l'Impératrice à son futur amant (celui-là même qu'elle présente comme le successeur, dans son coeur, de son défunt fils ). C'est, je trouve, une belle manière d'aborder l'opposition "tragique" entre amour humain et amour divin ou chrétien.

Aussi est-ce sans conteste sur le versant amoureux que s'affirme la présence littéraire du corps bien plus que dans l'âpreté des combats générateurs de souffrances de toutes sortes (même si l'amour, lui aussi, entraîne des souffrance sans nom). On en trouve une très belle illustration par l'intermédiaire de cette statue en formes de femme, commandée par le roi d'Angleterre à l'occasion de ses noces, de laquelle s'écoulent, de ses seins qu'elle presse, de l'eau claire, et de son sexe qu'elle dissimule, un vin blanc très fin. La glorification incessante de l'amour physique coure tout au long du livre, scandée par la formidable demoiselle Plasirdemavie, figure ô combien singulière de la littérature mondiale par son espièglerie, son humour et sa détermination... un personnage unique qui justifierait, à lui seul, la lecture des quelques 900 pages et plus que compte l'ouvrage.

Que ceux qui n'aiment pas les joutes et les lices n'en soient pas dissuadés. On est loin ici de Chrétien de Troyes. Tant qu'il est en Angleterre, Tirant, il est vrai, participe à des tournois mais c'est là le passage le moins intéressant à mon sens. L'absurdité de ces coutumes ressort avec éclat dans le sillage de toutes ces morts qu'elles engendrent au nom de l'honneur. On le comprend d'ailleurs rapidement, la question du sens pratique est centrale dans ce livre - voir l'épisode où Philippe essaie de se comporter poliment en présence de sa "dulcinée" - sans être jamais pesante : des réalités plus essentielles prévalent en dernière instance qui exaltent, une fois de plus - je me répète mais c'est ainsi -, le corps, comme en témoigne un court passage (le dernier que je citerai). L'Infante du royaume de Sicile ayant choisi Philippe, fils du roi de France, malgré les mises en garde d'un philosophe-devin, et, semble-t-il, en dépit du bon sens, le lecteur s'attend tout naturellement à la voir déchanter. Celui-ci se trompe de livre. Voici en effet comment Martorell clôt le chapitre qu'il lui consacre : "C'est ainsi que l'on fit fête à l'Infante, qui fut très contente de Tirant, mais bien davantage de Philippe : celui-ci la besogna si bellement qu'elle ne l'oublia jamais". Bref, il y a des savoirs plus importants que celui de bien se comporter à table.


Heureusement, les champs clos sont bien vite abandonnés au profit des champs de bataille car la mission que reçoit rapidement Tirant est à la hauteur de son courage : délivrer l'empire Grec dont les ultimes défenses sont sur le point de rompre. A partir de là, alterneront sans discontinuer les récits de batailles, guerrières ou amoureuses - Tirant tombant amoureux de la fille de l'Empereur. A cet égard, n'allez pas croire qu'il soit du genre guerrier intrépide qui s'occupe de sa belle comme on occupe ses heures, la nuit venue, avant de repartir, impatient, guerroyer à l'aube. Pas du tout ! Notre héros freine au contraire des quatre fers son retour sur le champ de bataille, dédaignant de quitter la Princesse tant qu'elle se refuse à lui (de corps et non de de coeur). La guerre n'est pas sa patrie. Je parlais d'Ulysse tantôt, et c'est avec raison je crois, tant le chevalier partage bien des points en commun avec l'homme grec, capable qu'il est de verser des larmes à foison sans chercher à dissimuler sa peine tout au long de cette odyssée qui, de l'Orient où il échoue, le ramènera aux portes vacillantes de l'Occident, à Constantinople.

Bon, je m'arrête-là. Le style ? Du grand style évidemment. Du souffle. Le merveilleux ? Il est présent lui aussi, par toutes petites touches, calqué sur les récits de voyages de John Mandeville. L'humour ? Egalement ! Les références à Raymond Lulle, le pionnier de la littérature catalane à laquelle ressortit Tirant ? Idem, le chapitre intitulée (dans l'édition française) "Tirant et l'ermite" emprunte beaucoup au Livre de l'ordre de la chevalerie (traduit en français aux éditions Guy Trénadiel Editeur, 79 p.). Je ne dis pas non plus que de nombreux personnages et épisodes sont tirés de la réalité ce qui nous vaut entre autres choses une mise en scène mémorable de la création de l'ordre de la jarretière par exemple... Non, je ne le dis pas car je devrais également parler, pour faire bonne mesure, de l'importance qu'accordait Cervantes à ce livre, qu'il définit, dans Don Quichotte, comme "le meilleur livre du monde" (meilleur que le sien ? on serait tenté de le croire)... non, non, non, je n'en dirai pas plus. A vous de le lire maintenant. Et, si vous désirez aller plus loin, vous pouvez réaliser le triptyque : Le livre de l'ordre de la chevalerie, Tirant le Blanc, Don Quichotte, vous ne le regretterez pas, foi de moi.

P.S. : un dernier mot tout de même sur la situation de ce texte, roman de chevalerie très tardif qui annonce le Quichotte et porte à la quintessence un genre au moment même où celui-ci marque un déclin inéluctable, laissant la place au roman moderne. La figure du roi Arthur, "incarnation" omniprésente et introuvable d'un type de littérature et d'une certaine époque (ne serait-ce que dans l'espace propres aux livres), est née sous la plume de Geoffrey de Mounmouth, dans son Histoire des Rois de Bretagne, matrice "historique" du souverain légendaire. Les guillemets s'imposent au titre de précaution nécessaire car si Arthur est bien le fruit d'une chronique censée relater des faits (en empruntant d'ailleurs l'essentiel à des historiens tels que Bède le Vénérable - à d'autres livres en somme...), son apparition, dans le sillage de celle des magiciens de Vortigern et de Merlin, subvertit le sens de la relation historique et plonge ses lecteur dans un merveilleux qui fournira "à ceux qui racontent des histoires" "viande et boisson" pour bien des siècles ("its deeds will be as meat and drink to those who tell tales"). Aussi bien est-ce d'un rapport d'emblée complexe à l'Histoire avec une majuscule que naît la figure centrale du roman de chevalerie.
Son apogée/déclin au pied des murailles de Constantinople conserve un caractère non moins ambigu. Certes, Martorell ne se donne plus pour historien, il est romancier et poète. Mais son récit n'en a pas moins partie liée à l'Histoire. Refusant d'entériner la vérité historique (la chute de constantinople en 1453) par la fiction, il prolonge l'existence d'un empire défunt et va jusqu'à lui adjoindre un champion à sa mesure : un chevalier venu de Bretagne (!), dernier acteur d'une époque héroïque depuis longtemps révolue ailleurs que dans les livres. Grande est la cohérence de l'écrivain qui a recours à un genre littéraire appartenant à un passé quasi-révolu pour prolonger l'existence d'un empire qui n'est déjà plus que ruines. Où l'on observe dès lors que c'est bien ledit genre littéraire qui sécrète, justifie et rend possible l'uchronie donnant sa matière à l'histoire ; et son sens, à front renversé.

Tirant le Blanc, Joanot Martorell, 987 p. (texte intégral), Anarchasis.

Rhésus de Héléna Marienské.

Ceci est une ancienne recension que je poste ici au titre de premier billet de ce blog :

Bon, je l'ai donc lu et, en grande partie, apprécié. Il faut dire que l'on a un peu de mal à rentrer dans le roman quand, pour se faire, on interrompt sa lecture de Tirant le Blanc. Le style n'est pas exactement le même. Ou plutôt, le choc est d'autant plus brutal que le récit qui ouvre le livre (car celui-ci présente plusieurs voix par l'intermédiaire de journaux intimes, toutes ayant leur propre style, leur propre point de vue, et même davantage encore - j'y reviendrai) fait penser à du Angot. Des "je" partout, des phrases prosaïques voire carrément plates, un journal... L'explication est simple et néanmoins on sent déjà poindre une malice bienvenue chez H.M. : c'est un écrivain amateur qui s'y colle pour commencer (deux des voies narratives sont en effet portées par des avatars d'écrivains professionnels : une vieille lesbienne accroc au porno et aux jeux vidéo - comment ne pas l'aimer ? - et un académicien légèrement décati des plus sympathiques). L'histoire ? Difficile de dire qu'il y a "une" histoire. H.M. n'a pas simplement multiplié les points de vue sur une même réalité en jouant sur les différences induites par la subjectivité de chacun. Non, ce sont des réalités différentes qui nous sont narrées. Le récit progresse donc, tout du long, de manière saccadée : le passage d'un chapitre à l'autre produisant une discontinuité et un décalage qui affectent la trame même des événements. Sans doute cela se fait-il au détriment de la cohérence mais en décloisonnant l'espace des possibles, H.M. multiplie les portes de sorties. A cet égard, beaucoup de lecteurs semblent ne pas avoir apprécié l'avant-dernier chapitre et son lot de "révélations". J'utilise les guillemets car de révélations il ne saurait être question dans un univers aussi mouvant : il s'agirait davantage d'alternatives envisageables, de mondes possibles... Chaque embranchement appartient à une réalité et, donc, à un univers différent. Les personnages sont les mêmes mais leur passé, leurs attitudes, leurs motivations, leur destin, eux, ne le sont pas (à ceci près que ce sont des variations sur un même thème ce qui explique que le livre et, plus encore, l'intrigue, se tiennent malgré tout). Libre à vous bien évidemment de privilégier l'un de ces mondes possibles, de "l'axiomatiser" à votre guise, et d'envisager "la réalité" à travers son seul prisme - je pense que tout lecteur agira plus ou moins de la sorte...

Bref, pour en revenir à l'histoire, elle débute de façon toute simple : des vioques dans une maison de retraite attendent la mort, résignés. Dit comme ça... Mais, un ferment de révolte est d'ores et déjà décelable : loin d'être de simples zombies interchangeables, ils ont des origines et des personnalités bien marquées et, très vite, avant l'arrivée - tardive - de Rhésus (le bonobo), et même bien avant, c'est l'explosion. Ces braves gens, las de cette vie qui n'en a ni la saveur ni les attributs, reprennent goût à l'existence, se séduisent et développent une sexualité assez débridée (elle le sera encore bien davantage dans sa déclinaison simiesque). Le scandale qui s'ensuivra (les héritiers et l'encadrement de l'hôpital ne cachant pas leur consternation devant des comportements jugés inconvenants) remontera jusqu'aux sommets de l'état où deux clones de Sarkozy et Villepin se livrent à une guerre sans merci (la description de "Sinusy" est d'ailleurs assez réjouissante). C'est également la guerre à l'hospice et celui-ci se mue en une place forte que tentent d'investir les forces de l'ordre (incarnées par des CRS) quand arrive le messie, Rhésus. A la différence de Théorème, il ne fait pas tout voler en éclat - l'insurrection ne l'ayant pas attendu - mais il apporte aux pensionnaires (et à l'auteur, ainsi qu'elle le confesse dans le dernier récit) l'espoir, le rire, et la légèreté, ses muscles et... des fellations à tout va. Je n'en dis pas davantage (sachez juste que ces incidents auront des répercussions très importantes sur l'organisation de la société ; enfin, d'après Witold...).

On notera également de nombreuses références et citations insérées dans le texte (la liste des auteurs cités apparaît en dernière page).

C'est drôle (surtout les situations qui relèvent de la farce), enlevé, bien vu par moment, parfois on reste aussi sur sa fin (en fonction du tour nouveau pris par le récit - chacun aura son "univers" de prédilection), et l'écriture, forcément changeante pour un tel exercice ne m'a pas non plus rebuté ni déstabilisé (pourtant, j'étais encore sous l'effet du grand style de Martorell...).

Pour un premier roman, c'est bien. Je ne dis pas très bien car, sur les quelques 300 pages que compte le livre, j'en ai apprécié environ 130, ayant eu un peu de mal à rentrer dedans et ne croyant guère à la fin ainsi qu'à ses "rebondissements" et autres "révélations".

Faiblesse de lecteur ?

Il sera intéressant en tout cas de suivre H.M. pour voir de quel bois sera fait son second roman...